Chapitre 3
Le grand patrouilleur regardait Faon comme s'il la reconnaissait.
Confuse, elle plissa le nez, ne comprenant pas ce qu'il disait.
De là où elle se trouvait, elle pouvait enfin voir la couleur de ses yeux, qui étaient d'un doré métallique inattendu. Ils semblaient scintiller dans ce visage osseux à la peau bronzée et à l'éclat cuivré foncé sur le visage et les mains. De nombreuses égratignures couvraient ses joues, son front et sa mâchoire, rouges pour la plupart, certaines saignant encore. Oh mon Dieu, c'est moi qui ai fait ça!
Plus loin, le corps de son ravisseur gisait sur les pierres lisses au bord du ruisseau. Un peu de son sang s'y écoulait et tourbillonnait dans l'eau claire en fils rouge pâle, virant au rose avant de disparaître. Il avait été tellement, terriblement, lourdement en vie quelques minutes plus tôt, lorsqu'elle avait souhaité sa mort. Maintenant que son vœu s'était réalisé, elle n'en était plus très sûre.
— Je... II..., commença-t-elle en secouant la main pour désigner, eh bien, tout ça. Je suis désolée de vous avoir griffé. Je ne comprenais pas ce qui m'arrivait. Vous m'avez fait peur.
Je crois que j'ai perdu la tête.
Un sourire hésitant se dessina sur les lèvres du patrouilleur, et soudain il ressembla à quelqu'un d'autre. Moins... menaçant.
— J'essayais de faire peur à l'autre type.
— Ça a marché, dit-elle, et le sourire s'affirma brièvement avant de disparaître.
Il toucha son visage, regarda les taches rouges sur ses doigts d'un air surpris, puis haussa les épaules et la fixa à nouveau. Ses yeux dorés qui s'attardaient sur elle la déstabilisaient, comme si personne dans sa vie ne l'avait jamais regardée auparavant, vraiment regardée. Dans son état actuel, alors qu'elle tremblait encore, ce n'était pas une sensation agréable.
— Tout va bien, sinon ? demanda-t-il gravement.
Sa main droite fit un mouvement interrogatif. L'autre pendait toujours sur le côté, le petit arc puissant dissimulé par sa jambe.
— A part ton visage ?
— Mon visage ? (Ses doigts tremblants touchèrent l'endroit où le simplet l'avait frappée. Toujours engourdi, mais la douleur commençait à venir.) Ça se voit?
Il hocha la tête.
— Oh.
— Ces plaies ne sont pas belles. J'ai quelque chose dans ma sacoche pour les nettoyer. Viens, assieds-toi. Enfin... plus loin.
... de çà.
Elle regarda le corps et déglutit.
— D'accord. Je vais bien. Je vais arrêter de trembler dans une minute, c'est sûr. C'est stupide.
II la ramena vers la clairière, l'enjoignant de la main à avancer devant lui, prenant garde de ne pas l'effrayer en s'approchant trop, comme s'il chassait des canards. Il désigna un gros rondin de bois à terre assez éloigné de l'endroit où la lutte avait eu lieu et se dirigea vers son cheval, un alezan grand et élancé qui fouillait calmement dans les mauvaises herbes en traînant les rênes derrière lui. Elle se laissa tomber lourdement et se pencha en avant, les bras serrés autour d'elle, en se balançant légèrement. Elle avait la gorge sèche, mal au ventre et même si elle ne haletait plus, elle avait l'impression de ne pas pouvoir reprendre son souffle ou du moins retrouver un rythme de respiration normal.
Le patrouilleur prit soin de lui tourner le dos, décrocha son arc et farfouilla dans sa sacoche. Il fit quelques ajustements et se tourna à nouveau, passant la lanière d'une gourde d'eau par-dessus son épaule, quelques paquets enveloppés dans du tissu sous le bras gauche. Faon plissa les yeux, car il semblait soudain avoir retrouvé une main gauche, raide dans un gant en cuir.
Il se baissa à côté d'elle avec un grognement épuisé et plia les jambes. A cette distance, il dégageait une odeur plutôt agréable de sueur séchée, de fumée de feu de bois, de cheval et de fatigue. Il posa les paquets et lui tendit la bouteille.
— D'abord, bois.
Elle hocha la tête. L'eau était fade et tiède mais semblait propre.
— Mange.
Il lui tendit un morceau de pain qu'il avait sorti d'un tissu.
— Je ne peux pas.
— Non, vraiment ? Ça occupera ton corps, plutôt que de trembler. C'est facile à distraire, un corps. Essaie.
D'un air sceptique, elle le prit et le grignota. C'était du très bon pain, même s'il était un peu sec à présent, et elle pensa en reconnaître la provenance. Elle dut avaler une autre gorgée d'eau pour le faire passer, mais ses tremblements incontrôlés s'affaiblirent. Elle jeta un coup d'œil à sa main gauche alors qu'il ouvrait un second paquet et songea, à son apparence, qu'elle devait être en bois.
Il humidifia un morceau de tissu avec le contenu d'un petit bidon — des médicaments de Marcheurs du Lac? - et leva la main droite vers sa joue gauche endolorie. Elle tressaillit, même si le liquide frais ne piquait pas.
— Désolé. Je ne veux pas que ça reste sale.
— Non. Oui. Je veux dire, d'accord. C'est d'accord. Je crois que le simplet m'a griffée lorsqu'il m'a frappée. Des griffes. C'étaient des griffes, pas des ongles. Quel genre de créature monstrueuse... ?
Ses lèvres s'étrécirent, mais il continua d'un geste assuré.
— Je suis navré de ne pas être arrivé plus tôt, jeune demoiselle. Je me suis rendu compte qu'il se passait quelque chose sur la route. Je les ai poursuivis toute la nuit. Ma patrouille a attaqué leur camp quelques heures après minuit, dans les collines de l'autre côté de Forgeverre. Je crains de les avoir dirigés directement sur toi.
Elle secoua la tête, mais pas pour le contredire.
— Je marchais sur la route. Ils m'ont attrapée comme on attrape un objet abandonné, qu'on considère comme sien. (Elle fronça les sourcils.) Non... pas seulement. D'abord ils se sont disputés. Bizarre. Celui qui... euh... celui que vous avez touché, il ne voulait pas me prendre, au début. C'est l'autre qui a insisté. Mais après je ne l'intéressais plus du tout. Quand... juste avant que vous arriviez. Qu'est-ce que c'était ? ajouta-t-elle à mi-voix, sans attendre de réponse.
— Un raton laveur, à mon avis, répondit le patrouilleur.
Il retourna le tissu pour cacher le sang foncé et l'humidifia à nouveau, passant à une autre blessure.
Cette réponse bizarre semblait avoir tellement peu de rapport avec sa question qu'elle pensa qu'il n'avait pas dû la comprendre.
— Non, je veux dire le gros type qui m'a frappée. Celui qui s'est enfui. Il n'avait pas l'air bien dans sa tête.
— Tu ne crois pas si bien dire, jeune fille. J'ai chassé ces créatures toute ma vie. On arrive à les reconnaître. C'était un être fabriqué de toutes pièces. Ça confirme qu'un être malfaisant — les gens comme toi appellent ça des spectres - a émergé dans le coin. Il se fabrique des esclaves de forme humaine, pour combattre, ou pour faire le sale boulot. De forme différente, aussi. On appelle ça des hommes de vase. Mais il ne peut pas les fabriquer à partir de rien. Alors il attrape des animaux et les transforme. Grossièrement d'abord, puis ils deviennent plus forts et plus intelligents. Il ne peut pas créer la vie. Seulement la mort. Ses esclaves ne vivent pas longtemps, mais il s'en moque.
Essayait-il de la rouler, comme ses frères? Rien que pour voir les couleuvres que pouvait avaler une stupide petite fille de ferme ? Il avait l'air parfaitement sérieux, mais peut-être était-il particulièrement doué pour raconter des histoires ?
— Vous voulez dire que les spectres existent vraiment ?
Ce fut son tour de paraître surpris.
— D'où viens-tu, jeune fille ? demanda-t-il avec une précaution renouvelée.
Elle s'apprêtait à nommer le village le plus proche de la ferme de sa famille mais elle se reprit.
— Lumpton-Ville.
C'était une plus grande ville, plus anonyme. Elle se redressa, essayant de rassembler ces simples mots «Je suis veuve », et de les faire passer entre ses lèvres blessées.
— Comment t'appelles-tu?
— Faon. Char... pré, ajouta-t-elle en tressaillant.
Elle ne voulait ni du nom de Radieux, ni de celui de sa famille, et maintenant elle se retrouvait avec les deux.
— Faon. Bien, dit le patrouilleur en penchant la tête sur le côté.
Il la regardait à nouveau avec cette attention pesante et désagréable. Elle essaya de répliquer.
— Et toi, comment t'appelles-tu ? demanda-t-elle en passant au tutoiement, même si elle pensait déjà connaître la réponse.
— Dag.
Elle attendit un instant.
— C'est tout?
Il haussa les épaules.
— J'ai un nom de tente, un nom de camp et un nom de région, mais Dag est plus facile à crier. (Il sourit à nouveau.) Plus court c'est, mieux c'est, sur le champ de bataille. Dag, baisse-toi ! Tu vois? Si c'était plus long, ce serait peut-être trop tard.
Elle se rendit compte qu'elle avait souri elle aussi. Elle ne savait pas si c'étaient ses paroles ou le pain, ou juste le fait d'être assise calmement, mais son ventre avait finalement cessé de trembler. Elle avait chaud, et elle était fatiguée, vidée.
Il reboucha le bidon.
— Tu ne devrais pas en prendre toi aussi ? demanda-t-elle.
— Oh, oui.
Il retourna le tissu et le frotta sur son visage à la hâte. Il manqua la moitié des marques.
— Pourquoi m'as-tu appelée Petite Etincelle?
— Quand tu te cachais dans ce pommier hier, c'est comme ça que je t'ai imaginée.
— Je ne pensais pas que tu pouvais me voir. Tu n'as pas regardé vers le haut !
—Tu ne te comportais pas comme si tu avais envie d'être vue. Ça m'a semblé poli, c'est tout. Je croyais que cette jolie ferme était ta maison.
— C'était joli, n'est-ce pas ? Mais je ne m'y suis arrêtée que pour y puiser de l'eau. J'allais à Forgeverre.
— Depuis Lumpton ?
Et plus au nord encore.
— Oui.
Au moins, il ne dit rien du genre: «C'est un bien long trajet pour de si petites jambes». Mais, il demanda inévitablement :
— Tu as de la famille là-bas ?
Elle faillit répondre «oui», puis elle se rendit compte qu'il projetait peut-être de l'y emmener, ce qui pourrait la mettre dans une situation embarrassante.
— Non. J'y allais pour chercher du travail, dit-elle en se redressant. Je suis une veuve des champs.
Il plissa lentement les yeux. Son visage pâlit pendant un long moment.
— Excuse-moi, dit-il finalement d'un ton prudent, mais sais-tu ce que signifie « veuve des champs » ?
— C'est une femme qui vient de perdre son mari, répondit Faon rapidement, avant de poursuivre, plus hésitante : Un jour, une femme de Forgeverre est arrivée à notre village. Elle s'est installée comme couturière et cordelière. Elle avait le plus adorable des petits garçons. Mes oncles disaient qu'elle était une veuve des champs. (Elle garda le silence un instant.) C'est bien cela, n'est-ce pas ?
Le patrouilleur passa la main dans ses cheveux emmêlés.
— Eh bien, oui et non... C'est ainsi que les fermiers appellent les femmes enceintes ou avec un enfant, mais sans mari. C'est plus poli que certains termes... hum... moins polis. Mais ce n'est pas vraiment flatteur non plus.
Faon rougit.
— Je ne voulais pas t'embarrasser, ajouta-t-il d'un air désolé. Il m'a semblé que je devais vérifier que tu en connaissais le sens.
— Merci.
On dirait bien que j'ai dit la vérité sans le vouloir, alors.
— Et ta petite Fille ? demanda-t-il.
— Quoi? demanda Faon brusquement.
Il fit un geste dans sa direction.
— Celle que tu portes en ce moment.
La panique lui coupa le souffle. Ça ne se voit pas ! Comment peut-il savoir? Et d'ailleurs, comment pouvait-il savoir que le fruit de cette étreinte malvenue et désormais profondément regrettée avec Radieux Charpentier lors de la fête de mariage de sa sœur allait être une fille ?
Il parut se rendre compte qu'il avait fait une erreur, sans comprendre ce que c'était. Son geste devint hésitant, et il se fit d'une gravité sincère.
— C'est ce qui a attiré l'homme de vase. Ton état actuel. C'est certainement pour ça qu'ils t'ont enlevée. Et l'autre assaut, qui t'a paru être une pensée après coup, l'était sans aucun doute.
— Comment peux-tu... ? Que... ? Pourquoi ?
Ses lèvres s'ouvrirent quelques instants puis il modifia visiblement ce qu'il s'apprêtait à dire.
— Il ne t'arrivera plus rien désormais.
Il ramassa ses vêtements. N'importe qui aurait noué les coins ensemble, mais lui enroula un morceau de corde tout autour et réussit à le nouer d'une seule main.
Il posa la main sur le rondin de bois et se releva.
— Je dois mettre ce corps dans un arbre ou sous des rochers pour que les charognards ne s'en occupent pas avant que quelqu'un le ramasse. Il a peut-être de la famille, dit-il en regardant tout autour de lui. Ensuite je déciderai ce que je vais faire de toi.
— Ramène-moi sur la route. Ou montre-moi simplement le chemin. Je peux la trouver.
Il secoua la tête.
— Ce n'étaient peut-être pas les seuls fugitifs. Il se peut que les bandits n'aient pas tous été dans le camp qu'on a attaqué, ou qu'il y ait eu une autre cachette. Et l'être malfaisant est toujours dans les parages, à moins que ma patrouille m'ait devancé, ce qui me paraît impossible. Les miens ratissaient les collines au sud de Forgeverre, et maintenant je pense que le repaire est au nord-est. Ce n'est ni le bon moment ni le bon endroit pour que tu erres toute seule.
Il se mordit les lèvres et continua, comme s'il se parlait à lui-même.
— Le corps peut attendre. Je vais te mettre dans un endroit sûr. Ensuite je retrouverai la trace de l'homme de vase, puis le repaire, et je rejoindrai ma patrouille aussi rapidement que possible. Dieux absents, je suis fatigué. C'était une erreur de s'asseoir. Tu crois que tu peux monter derrière moi ?
Elle faillit manquer la question car il marmonnait Je suis fatiguée moi aussi.
— Sur ton cheval ? Oui, mais...
— Bien.
Il avança vers sa monture et attrapa les rênes, mais au lieu de revenir vers elle, il la conduisit vers le ruisseau. Elle le suivit encore une fois, autant par curiosité que parce qu'elle ne voulait pas le perdre de vue.
De toute évidence, il décida qu'il serait plus rapide de cacher sa proie dans un arbre. Il accrocha une corde dans la fourche d'un grand sycomore qui surplombait le ruisseau et se servit du cheval pour hisser le cadavre. Il monta à l'arbre pour s'assurer que le corps était bien calé et pour récupérer sa corde. Il bougeait si habilement que Faon pouvait à peine voir les mouvements supplémentaires et ce qu'il faisait pour compenser sa main manquante.
* * *
Dag poussa son cheval épuisé à passer la dernière crête et fut récompensé en trouvant de l'autre côté un chemin défoncé qui longeait le ruisseau.
— Ah, bien, dit-il. Ça fait longtemps que je n'ai pas patrouillé dans le coin, mais je me souviens qu'il y a une grosse ferme dans cette vallée.
La fille assise derrière sa selle était trop calme, gardant le même silence prudent que lorsqu'il avait évoqué sa grossesse. Son InnéSens, ouvert à l'extrême pour rechercher des menaces cachées, se heurtait à ses émotions bouillonnantes. Mais les pensées qui les provoquaient demeuraient, comme toujours, opaques. Peut-être avait-il été trop indiscret. Les fermiers qui en découvraient beaucoup sur l'InnéSens des Marcheurs du Lac avaient tendance à appeler ça le mauvais œil, ou la magie noire, et accusaient les patrouilleurs de lire dans les pensées, de tricher dans le commerce, ou pis encore. Ça ne créait que des ennuis.
S'il trouvait assez de monde dans cette ferme, il la laisserait à leurs bons soins en les avertissant de la mi-guerre, mi-chasse qui se déroulait dans leurs collines. S'ils n'étaient pas assez nombreux, il devrait les persuader de partir pour Forgeverre ou pour tout autre endroit où ils seraient en nombre suffisant et en sécurité en attendant qu'on apprenne à cet être malfaisant comment mourir. Tels qu'il connaissait les fermiers, ils ne voudraient pas partir, et il soupira à l'idée d'une discussion ennuyeuse et ingrate.
Mais la simple idée d'une femme enceinte, quelle que soit sa taille ou son âge, errant près du repaire d'un être malfaisant dans une joyeuse ignorance l'horrifiait. Pas étonnant qu'elle ait autant brillé dans son InnéSens, avec tant de vie en elle. Même s'il soupçonnait que Faon aurait été tout aussi vive même sans cet enfant. Mais elle attirerait l'attention de l'être malfaisant comme le feu attire les papillons de nuit.
Au moment où elle lui avait dit qu'elle était veuve, il avait su qu'il n'avait pas besoin de lui offrir ses condoléances. Les coutumes sexuelles des fermiers étaient assez obscures, parfois, à moins qu'on croie aux théories de Mari selon lesquelles les grossesses étaient mêlées au désir de posséder des terres. Elle faisait aussi des remarques très acerbes sur le manque de contrôle de leur propre fertilité des fermières. Généralement accompagnées de leçons aux jeunes patrouilleurs des deux sexes sur la nécessité de garder leur pantalon boutonné en territoire fermier.
Aux vieux patrouilleurs, aussi.
Il n'y avait manifestement pas de mari décédé dans l'histoire de Faon. Dag comprenait que la douleur puisse priver quelqu'un de mots, mais il ne semblait pas y avoir de douleur en elle. La colère, la peur, une détermination tendue, oui. Le choc de l'attaque terrifiante qu'elle avait subie. La solitude et le mal du pays. Mais pas l'angoisse d'une âme déchirée en deux. Ce qui manquait aussi, étonnamment, c'était la satisfaction profonde qu'engendrait généralement le fait d'être enceinte chez les Marcheuses du Lac qu'il avait connues. Ah ! Les fermiers ! Dag savait pourquoi son propre peuple était un peu fou, mais quelle excuse avaient les fermiers ?
Il sortit de ces épuisantes ruminations lorsqu'ils quittèrent les bois et que la ferme de la vallée se présenta à leurs yeux. Il se sentit immédiatement mal à l'aise. Le manque de vaches, de chevaux, de chèvres et de moutons le frappa en premier lieu, puis la barrière qui longeait le pâturage détruite en partie. Puis encore l'absence de chiens qui auraient dû aboyer désagréablement autour de son cheval. Il resta dans ses étriers alors qu'ils remontaient le chemin. La maison et la grange, toutes deux construites en planches grises dégradées par les intempéries, tenaient toujours debout, toutes portes ouvertes, mais de la fumée s'élevait en mince filet des cendres d'une bâtisse annexe.
— Qu'est-ce que c'est ? demanda Faon, prononçant ses premiers mots depuis une heure.
— Des problèmes, à mon avis. Des problèmes passés.
Rien d'humain ne brillait dans le rayon des perceptions de Dag. Rien de non humain non plus, d'ailleurs.
— Cet endroit est complètement désert.
Il arrêta son cheval devant la maison, passa la jambe par-dessus son encolure et sauta à terre.
— Avance. Prends les rênes. Ne descends pas encore.
Elle se glissa en avant depuis son perchoir sur ses sacoches, regardant autour d'elle avec de grands yeux.
— Et toi?
— Je vais aller en reconnaissance.
Il traversa rapidement la maison, bâtiment qui paraissait avoir une histoire longue et tumultueuse avec de multiples ajouts d'annexes. L'endroit semblait être vidé de ses petits objets de valeur. Les objets trop lourds, les lits, les armoires, avaient été retournés ou fracassés. Toutes les vitres étaient cassées, d'une façon absurde. Dag imaginait comment toutes ces améliorations avaient dû être difficiles à réaliser, la fermière ayant soigneusement économisé, emporté dans de la paille les objets fragiles depuis Forgeverre, dans les chemins défoncés. Le garde-manger de la cuisine était vide.
Il n'y avait pas d'animaux dans la grange. Il restait du foin, mais le grain avait sans doute disparu. Derrière la grange, sur un tas de fumier, il trouva finalement les corps de trois chiens, tailladés. En passant, il observa la dépendance fumante, le bois sortant des cendres comme des os noirs. Quelqu'un devrait le fouiller à la recherche d'autres os, plus tard. Il retourna à son cheval.
Faon regardait autour d'elle d'un air méfiant alors qu'elle enregistrait tous ces détails inquiétants. Dag s'appuya sur l'épaule chaude de Tête de Cuivre et se passa la main dans les cheveux.
— Cet endroit a été attaqué par des bandits - ou par je ne sais qui - il y a environ trois jours, à mon avis. Il n'y a pas de corps.
— C'est plutôt bon signe, non ? demanda-t-elle, ses yeux sombres soudain incertains devant l'expression qui s'emparait des traits de Dag.
Il pensait que ce n'était que de l'épuisement.
— Peut-être. Mais si les habitants se sont enfuis, ou qu'on les a chassés, cette nouvelle doit être arrivée à Forgeverre. Ma patrouille n'en a pas entendu parler hier soir.
— Où sont-ils tous allés alors ?
— On les a enlevés, j'en ai bien peur. Si cet être malfaisant essaie déjà de prendre des fermiers comme esclaves, c'est qu'il grandit vite.
— Quoi... ? Des esclaves pour quoi ?
— J'ignore s'il le sait lui-même. C'est une sorte d'instinct chez eux. Il trouvera rapidement, cela dit. Je n'ai plus beaucoup de temps.
Il n'en pouvait plus de fatigue. Cela le rendait-il stupide?
— Je donnerais n'importe quoi pour deux heures de sommeil, à part deux heures de lumière. Je dois retrouver la trace tant qu'il fait encore jour. Je crois... (Sa voix ralentit.) Je crois que cet endroit est aussi sûr que n'importe quel autre et sans doute plus que la plupart. Ils l'ont déjà attaqué une fois, ils ont déjà volé tous les objets de valeur — ils ne reviendront pas avant un moment. Je me disais que je pourrais peut-être te laisser là. Si quelqu'un vient, tu peux leur dire... Non... D'abord, si quelqu'un vient, cache-toi, jusqu'à ce que tu sois sûre que ce soient des gens bien. Ensuite montre-toi et dis-leur que Dag a un message pour sa patrouille, qu'il pense que l'être malfaisant se terre au nord-est de la ville, pas au sud.
Si ce sont des patrouilleurs, tu penses que tu pourrais leur montrer où commencent les traces? Et le corps de ce garçon, de ce bandit? demanda-t-il après coup.
Elle jeta un coup d'œil aux collines boisées.
— Je ne suis pas sûre de pouvoir retrouver le trajet, la direction que tu as prise.
— Il y a un moyen plus simple. Ce chemin (il désigna celui qu'ils avaient emprunté) rejoint la route droite à environ six kilomètres. Tourne à gauche, et je crois que le trajet que ton homme de vase a suivi se dirige vers l'est, trois ou quatre kilomètres plus loin.
— Oh, dit-elle avec un peu plus d'enthousiasme. Je pourrais retrouver ça, c'est sûr.
— Alors c'est parfait.
Elle ne connaissait pas la peur, bon sang. Il pourrait changer ça... Mais voulait-il qu'elle soit terrifiée à en perdre la raison, morte de peur? Elle se laissait déjà glisser à terre, apparemment ravie d'avoir une tâche à la mesure de ses capacités.
— Pourquoi les hommes de vase sont-ils si dangereux? demanda-t-elle alors qu'il rassemblait les rênes, prêt à repartir.
Il hésita longuement.
— Ils mangent leurs proies, dit-il finalement. Enfin, quand tout est terminé.
— Oh.
Assombrie et impressionnée. Et, ce qui était le plus important, c'est qu'elle le croyait. Après tout, ce n'était pas un mensonge. Peut-être n'en serait-elle que plus prudente. Il mit le pied à l'étrier et monta, essayant de ne pas s'attarder sur le contraste entre la dureté de sa selle et un lit confortable. Il restait un matelas de plumes intact dans la maison. Il l'avait remarqué, luttant contre l'envie de s'y laisser tomber la tête la première.
Il fit faire demi-tour à son cheval.
— Dag...?
Il se retourna par-dessus son épaule. De grands yeux marron le regardaient dans un visage qui ressemblait à une fleur abîmée.
— Ne les laisse pas te manger.
Involontairement, une expression amusée naquit sur son visage. Elle lui sourit vivement à travers ses blessures qui noircissaient. Il se passa quelque chose de bizarre dans son ventre, qu'il choisit prudemment d'ignorer. Réconforté malgré tout, il la salua de sa main de bois sculptée et repartit au petit galop.
* * *
Démunie, Faon regarda le patrouilleur disparaître dans le tunnel d'arbres au bout des champs. Le silence de cette demeure, vidée de ses occupants, était étrange et oppressant, une fois qu'elle l'eut remarqué. Elle leva les yeux. Le soleil n'avait pas encore atteint son zénith, midi. L'aube lui paraissait pourtant remonter bien loin en arrière.
Elle soupira et s'aventura dans la maison. Elle en fit le tour, ses pas résonnant, avec l'impression de s'introduire de force dans le malheur de quelqu'un d'autre. Le désordre insensé qu'avaient laissé les bandits derrière eux semblait écrasant, pris dans son ensemble. Elle revint dans la cuisine, tremblant un peu. Bon, si la maison représentait trop de travail, pourquoi pas une seule pièce ? Je pourrais arranger une pièce, oui.
Elle remonta ses manches et commença par remettre sur pied ce qui tenait encore debout, l'étagère, la table et quelques chaises. Elle jeta dehors ce qui était irréparable, faisant une pile à un bout du porche. Puis elle balaya le sol jonché d'assiettes cassées, de verre, de farine et d'aliments séchés. Dans son élan, elle balaya également le porche.
Sous un vieux tapis usé, ignoré des bandits, elle trouva une trappe avec une poignée en corde. Elle posa le tapis sur la balustrade du porche, retourna dans la pièce et regarda la trappe avec inquiétude. Je ne crois pas que Dag ait vu ça.
Elle se mordit les lèvres, puis prit un seau à la poignée cassée qu'elle remplit de charbon ardent du brasier et fit un petit feu dans le foyer de la cuisine. Elle alluma un bout de bougie qu'elle avait trouvé au fond d'un tiroir. Elle souleva la trappe, grimaçant lorsque ses gonds grincèrent, déglutit, et regarda l'échelle qui descendait dans le trou noir. Quelqu'un pouvait-il encore se cacher là? Y avait-il de grosses araignées ?... Des cadavres ? Elle prit une grande inspiration et descendit.
Lorsqu'elle leva la bougie, sa bouche s'ouvrit d'étonnement. Les murs de la cave étaient couverts d'étagères intactes remplies de bocaux en verre, scellés à la cire et recouverts de tissu attaché par de la ficelle. Une réserve de nourriture pour une ferme pleine d'habitants affamés. Une année de travail alignée là. Faon savait exactement combien d'heures de travail il fallait, car faire des conserves avait été l'une de ses tâches les plus satisfaisantes à la maison. Il n'y avait pas d'étiquette sur les bocaux, mais elle n'eut pas de mal à identifier leur contenu. Des conserves de fruits. Des légumes au vinaigre. Du maïs. Du ragoût de viande. Un tonneau dans un coin se révéla rempli de sacs de farine. Un autre contenait des pommes de l'année dernière enveloppées dans de la paille, terriblement ridées et seulement bonnes à faire cuire, mais pas encore pourries. Pleine d'enthousiasme, elle passa à l'action.
La plupart des bocaux étaient gros, destinés à de nombreux convives, mais elle en trouva trois plus petits, un de fruits violet foncé, un de maïs et un qui semblait contenir de la viande, et elle les remonta à la lumière. Un fichu plein de farine, aussi. Elle trouva une casserole en fer dans un coin sous une étagère à terre, seule rescapée des ustensiles de ce lieu de travail, mais avec un peu d'ingéniosité elle eut tôt fait de mettre à cuire un peu de pain. La conserve de viande s'avéra être, selon toute probabilité, du porc effiloché avec des oignons et des herbes qu'elle réchauffa après avoir enlevé le pain de la casserole.
Elle rattrapa les journées de restriction ; replète, elle mit de côté la part de Dag pour quand il reviendrait. A en juger par les commentaires du chef de patrouille et la constitution de Dag, c'était le genre de type qu'il fallait capturer et attacher pour lui rappeler de manger. Etait-ce simplement un fonceur, ou bien vivait-il trop dans ses pensées pour remarquer les besoins de son corps ? Et de quoi étaient remplies ces pensées? Il semblait contraint par une nécessité intérieure. Vu le courage physique dont il avait fait preuve jusque-là, c'était difficile d'imaginer ce qu'il pouvait craindre et ce qui le poussait ainsi toujours en avant. Enfin, si j'étais aussi grande qu'un arbre, je serais peut-être courageuse moi aussi. Un arbre bien maigre, quand même. Après réflexion, elle fourra la viande et les légumes dans du pain pour qu'il puisse manger en montant son cheval, parce qu'il y avait de grandes chances qu'il soit encore pressé à son retour.
S'il revenait. Il n'en avait pas parlé. Son ventre se noua de déception à cette considération. Tu es stupide. Arrête. Le remède aux pensées tristes était l'action, évidemment, mais elle commençait à se sentir terriblement fatiguée.
Dans une autre pièce, elle trouva un panier à couture abandonné, ignoré par les bandits, sans doute parce que les vêtements qui le recouvraient ressemblaient à des chiffons. Ils avaient manqué les outils précieux à l'intérieur, des ciseaux coupants et des dés, et une série de jolies aiguilles en fer. Les hommes de vase des spectres - des êtres malfaisants - étaient-ils tous des hommes ? Y avait-il des femmes de vase ? Apparemment, non.
Elle décida de recoudre les toiles à matelas éventrées en guise de paiement pour la nourriture, pour ne pas avoir l'impression de l'avoir volée. Coudre n'était pas son plus grand talent, mais ce n'était pas trop compliqué à faire et cela retiendrait définitivement les monceaux de plumes qui jonchaient toute la pièce. Elle emporta les toiles sur le porche, pour la lumière, ce qui lui permettait également de voir d'un seul coup d'œil si un homme de grande taille arrivait - lui, ou n'importe qui d'autre - sur le chemin. L'aiguille, le fil et une tâche répétitive créaient un rythme apaisant sous ses doigts. Dans le calme, les événements terrifiants de la matinée lui revinrent à l'esprit. Y repenser lui donna la nausée et elle se remit à trembler. Elle fixa plutôt ses pensées sur les Marcheurs du Lac.
Les Marcheurs du Lac considéraient toutes les personnes qui n'appartenaient pas à leur peuple comme des fermiers. Les citadins, les hommes du fleuve, les mineurs, les meuniers - les bandits - étaient tous des fermiers aux yeux de Dag. Elle réfléchit aux implications que cela comportait. Elle avait entendu parler d'une fille de Coshoton qui avait été séduite par un Marcheur du Lac de passage, un commerçant, à ce qu'on disait. Elle l'avait suivi trois fois au nord dans la région des Marcheurs du Lac, d'où on l'avait ramenée de force, puis elle s'était pendue dans les bois. Un récit édifiant. Faon se demanda quelles leçons elle était censée en tirer. Eh bien, Mesdemoiselles, restez à l'écart des Marcheurs du Lac était sans doute la plus évidente, mais peut-être qu'en vérité c'était : Si une chose ne fonctionne pas une fois, essaie autrement. Ou bien : Ne baisse pas les bras trop vite. Ou simplement : Ne va pas dans les bois.
La fille anonyme était morte d'un amour contrarié, murmurait-on, mais Faon se demanda si ce n'était pas plutôt la rage qui l'avait tuée. Elle y avait songé aussi, elle l'admettait, après cette horrible discussion avec cet imbécile de Radieux, mais elle n'avait pas voulu mourir, elle avait juste voulu qu'il se sente aussi mal qu'elle l'était par sa faute. Mais imaginer qu'elle ne serait plus en vie pour profiter pleinement de sa vengeance l'avait découragée, d'autant plus qu'elle se doutait qu'il se remettrait vite de sa culpabilité. Sa mort n'aurait pas servi à grand-chose dans ce cas-là. Et finalement elle n'avait rien fait cette nuit-là, et le lendemain elle était passée à d'autres idées. Alors peut-être que la vraie leçon était : Attends demain, après le petit déjeuner.
Elle se demanda si la fille qui s'était pendue était enceinte, elle aussi. Puis elle se demanda comment ce grand homme avait su, apparemment en la regardant simplement avec ces yeux-là, d'une couleur dorée scintillante pouvant parfois être froide comme du métal ou chaude comme l'été. Des sorciers, hum. Dag ne ressemblait pas à un sorcier. (Mais à quoi ressemblait un sorcier?) Il avait juste l'air d'un chasseur très fatigué qui était resté trop longtemps loin de chez lui. A chasser des êtres qui le chassaient en retour.
Une petite fille. Peut-être avait-il seulement deviné. Dans ces cas-là, la moitié des paris se révélaient justes. Mais c'était quand même une pensée encourageante. Elle connaissait les filles. Un petit garçon, si innocent soit-il, lui aurait trop rappelé Radieux. Elle n'avait pas voulu être une mère aussi jeune, mais si elle devait l'être, alors autant être une bonne mère. Elle se frotta le ventre d'un air absent. Je ne te trahirai pas. Une promesse audacieuse. Comment allait-elle assurer la sécurité de son enfant quand elle ne pouvait même pas se protéger elle-même ? A partir de maintenant, je serai plus prudente. Tout le monde pouvait faire des erreurs. Le truc, c'était de ne pas faire deux fois la même.
Elle se trouva finalement à court de tissu abîmé, de patience pour ruminer et de volonté pour rester éveillée. Son visage meurtri était douloureux. Elle ramena les toiles raccommodées à l'intérieur et les empila dans un coin de la cuisine, car l'autre pièce était toujours en grand désordre et il ne lui restait plus assez d'énergie pour s'y atteler. Elle se laissa tomber sur la pile avec bonheur. Elle eut à peine le temps de sentir leur odeur de moisi, et de se dire qu'ils auraient bien besoin d'être aérés, qu'elle s'endormit.
* * *
Elle fut réveillée par un bruit de pas sur le porche. Dag était-il déjà de retour? Il faisait encore jour. Combien de temps avait-elle dormi ? Le regard trouble, elle se releva, songeant déjà à lui montrer les trésors dans la cave et à lui demander ce qu'il avait trouvé. Ce ne fut qu'à ce moment-là qu'elle se rendit compte qu'il y avait trop de pas dehors.
Elle aurait dû se cacher dans la cave j'aurais pu y jeter quelques matelas. Elle eut à peine le temps de penser Ça ne sert à rien d'éviter de refaire une erreur si une autre vous tue, que les hommes de vase ouvrirent la porte.